Centre Maurice Halbwachs

La recherche historique comme une aventure de l’esprit

Revue :

Études et documents20
Irina Gouzévitch, historienne d’origine russe et ingénieure à l’EHESS, a eu un parcours atypique. Ayant commencé sa formation d’historienne en ex-URSS, elle l’a poursuivie et finalisée en France à partir de 1991. En 2001, elle a soutenu une thèse de doctorat en histoire des techniques de l’Université de Paris 8 sur le thème « Le transfert du savoir technique et scientifique et la construction de l’Etat russe (fin du XVe-début du XIXe siècle) », sous la direction d’André Guillerme. Recrutée par concours à l’EHESS en 1998, elle a d’abord travaillé au Centre Alexandre Koyré avant d’être mutée au Centre Maurice Halbwachs en 2008.

Le 11 décembre 2018, Irina Gouzévitch a soutenu un dossier d’habilitation à diriger des recherches en lettres et sciences sociales, à l’Université Paris Diderot. Sa garante était Liliane Hilaire-Pérez, professeure dans cette université et directrice d’études à l’EHESS. Ce dossier traitait de L’ingénieur dans tous ses états : enquête sur une profession en chantier, XVIIIe-XIXe siècle. Il était composé de trois volumes.

Le premier est un fort document inédit intitulé « Planète Betancourt ». Il propose une plongée au sein de l’univers des techniques des Lumières dans ses expressions multiples auxquelles l’étude monographique sur l’ingénieur espagnol Augustin Betancourt (1758-1824) sert de fil conducteur. Dans le monde professionnel en mutation, au milieu de l’Europe agitée par des cataclysmes politiques et militaires, le parcours de cet ingénieur est emblématique de l’investissement d’un expert engagé qui endosse le rôle de médiateur dans la mise en chantier d’un nouveau professionnalisme. Il joue un rôle crucial dans la construction d’une nouvelle identité de l’ingénieur fondée sur la somme des compétences spécifiques dispensées dans un cadre institutionnalisé et mises au service du bien public : il dirige des groupes d’experts, fonde des écoles d’ingénieurs et des corps techniques, organise et pilote l’enseignement et la recherche dans les divers domaines de l’art de l’ingénieur, se pose à l’origine des études théoriques des phénomènes techniques (machine à vapeur, systèmes de la petite navigation), des nouvelles disciplines (fondements de la thermodynamique, science sur les machines) et écoles scientifiques (mécanique appliquée)… Nombreuses sont les branches techniques qu’il a investies : textile et métallurgie, extraction minière et chimie des colorants, techniques agricoles et frappe de la monnaie, dragage des cours d’eau et techniques de la vapeur, horlogerie et instruments de mesure, télégraphie optique et art mécanique, hydraulique et hydrotechnique, travaux publics et architecture, urbanisme et aménagement du territoire. Quatre capitales européennes l’ont accueilli aux différents moments de sa vie : Madrid, Paris, Londres et Saint-Pétersbourg. Cette expérience transeuropéenne a une signification différente selon qu’il s’agit de l’axe « Paris–Londres », central pour la formation et l’essor professionnel de l’ingénieur, ou de l’axe « Madrid–Saint-Pétersbourg », essentiel pour comprendre la diversité des pratiques d’appropriation des expériences acquises. Ayant d’abord exploré le parcours intellectuel de son personnage et sa culture technique originale, c’est le second aspect, dans ses applications effectives, la promotion des organismes de formation, d’enrôlement et d’administration des ingénieurs des travaux publics – d’abord en Espagne puis surtout en Russie – qu’Irina Gouzévitch analyse en détail dans son étude. Un ouvrage est en préparation à partir de ce manuscrit.

Sous le titre, « Les experts techniques et les systèmes de pouvoir, entre transfert et circulations, XVIIIe-XXe siècle », le second volume rassemble quelques unes des très nombreuses publications d’Irina Gouzévitch.

Le mémoire de synthèse que constitue le troisième volume décrit son parcours scientifique original, de la philologie à l’histoire des sciences et des techniques, et de l’Union soviétique redevenue la Russie à l’installation en France et son recrutement à l’EHESS. C’est ce texte qui est proposé à la lecture dans ce numéro 20 de la série Études et documents.